Au Pakistan, un premier "conseil tribal" exclusivement féminin
Lorsque Tahira, une adolescente pakistanaise mariée de force en bas
âge, a été vitriolée et tuée l'an dernier, les autorités locales sont
restées de marbre. Pas d'enquête, pas de procès, jusqu'à ce que des
femmes réagissent grâce à une assemblée tribale, exclusivement féminine,
qui a traqué l'agresseur présumé.
Dans la campagne pakistanaise, la discrimination envers les femmes
demeure bien ancrée, notamment dans la vallée de Swat (nord-ouest).
C'est dans cette région somptueuse nichée au creux des montagnes que
Malala Yousufzaï, une adolescente qui militait pour le droit des filles à
l'éducation, a été la cible d'une tentative d'assassinat des talibans
en octobre dernier.
Blessée d'une balle dans la tête, elle a survécu. Devenue une icône,
classée parmi les cent personnalités les plus influentes de la planète
par le magazine américain Time, Malala s'adressera à l'ONU le 12 juillet
à l'occasion de son 16e anniversaire.
De 2007 à 2009, les talibans pakistanais avaient pris le contrôle de
cette vallée à la beauté jadis célébrée par les touristes et y avaient
imposé leur régime. Les "barbus" avaient empêché les filles de se rendre
à l'école, incendié des salles de classe et forcé des femmes à ne
sortir de chez elles qu'accompagnées par un homme de la famille.
L'armée pakistanaise a ensuite repris le contrôle de la vallée, mais
de vieilles coutumes locales, solidement enracinées, dans cette société
conservatrice font que les femmes sont encore considérées comme des
citoyennes de "second rang".
Comme des milliers d'adolescentes pakistanaises de familles pauvres,
Tahira a été mariée contre son gré à l'âge de 12 ans. Quatre ans plus
tard, son mari, après de nombreux mauvais traitements, lui a jeté de
l'acide au visage et sur le "haut du corps", raconte sa mère Jan Bano.
Le visage fondu, le corps brûlé, Tahira est passée de vie à trépas
après deux semaines d'agonie, isolée, dans une chambre, raconte la mère
qui gravit avec difficulté, la douleur s'ajoutant à son diabète, la
colline abrupte du village pour se recueillir sur la tombe de sa fille.
Après l'attaque, la famille miséreuse de Tahira s'est précipitée à la
police, mais les officiers n'ont rien fait. L'aîné des frères a ensuite
contacté un responsable au gouvernement, mais le mari de Tahira, Subha
Khan, l'a menacé de représailles s'il ne taisait pas l'affaire.
Désespérée, la famille s'est adressée à la "jirga" locale, une
assemblée des chefs tribaux qui fait régner le droit coutumier dans la
région. En vain! En guise de compensation, les anciens ont même suggéré
de marier un des frères de Tahira à une soeur de Subha...
La mère de Tahira a alors entendu parler d'un nouveau groupe de
militantes féministes ayant fondé une jirga composée uniquement de
femmes à Saidu Sharif, cité voisine de Mingora, première ville de la
vallée de Swat.
"Nous en avons assez de ces jirgas masculines qui prennent toujours
des décisions en faveur des hommes et qui sacrifient des femmes pour
camoufler leurs propres erreurs", tance Tabbassum Adnan, jeune cheffe de
cette jirga originale composée de 25 membres.
"Nous ne pouvons plus laisser les femmes à la merci des jirgas
masculines", ajoute-t-elle dans le modeste local de sa jirga baptisée
"Khwaindo Tolana", le "groupe des soeurs" en pachto, principale langue
du nord-ouest pakistanais.
Cette assemblée unique au Pakistan est née en mars dans la foulée
d'un programme pour le développement des femmes mené par une ONG locale.
"L'enthousiasme des femmes nous a motivées à créer une jirga distincte
afin de lutter pour nos droits", résume Mme Adnan.
Et les efforts n'ont pas été vains. La jirga a organisé des
manifestations en soutien à la famille de Tahira. Elle a même persuadé
la police locale d'ouvrir une enquête criminelle contre son ex-mari, qui
a pris la poudre d'escampette.
Pourtant, sans surprise, les hommes ne semblent pas prêts à
reconnaître ce cercle qui défie leur autorité. A mots couverts, certains
jugent "ridicule" l'idée même d'une jirga féminine.
La "Khwaindo Tolana" a déjà aidé une dizaine de femmes et tenté d'établir des ponts avec les jirgas traditionnelles, masculines.
Mais l'intégration de femmes aux cercles fermés des jirgas est tout
simplement "impossible", rétorque Ahmad Shah, porte-parole de la
principale assemblée tribale à Swat.
Pour l'avocate Saima Anwar, première femme à avoir jamais pratiqué le
droit dans la vallée de Swat, la jirga "Khwaindo Tolana" est tout de
même un pas crucial pour défendre sur place les droits des femmes.
"Cette jirga est un effort louable qui aidera les femmes à se battre
pour leurs droits au-delà de la peur et de l'obstruction des hommes",
assure-t-elle.